Yves Hernot En lice pour le Prix Archibald, le passeur de mémoire de 74 ans a résolu à sa manière ce que Proust nomme l’« incompréhensible contradiction du souvenir et du néant ».

Une caverne d’Ali Baba. Je ne sais pas où jeter mes yeux dans ce trop-plein de bibelots en tout genre, de photos, de peintures rares, de vases Mambo. C’est hétéroclite, encombré et rien ne se ressemble. Mais je finis par trouver le fil d’Ariane. Est-ce une analogie de ma rencontre avec Yves Hernot ? Rendez-vous a été pris chez lui à Sydney, tout près de Hyde Park, dans son appartement au-delà des nuages, un penthouse aussi garni que la back room d’un musée. Il m’ouvre la porte, poignée de main ferme mais avec un brin de tendresse, regard de velours derrière ses lunettes fumées, vouvoiement de rigueur : le ton paraît donné. Je pense alors rencontrer un de ces vieux loups qui aime se prendre pour un père de substitution à chaque nouvelle personne rencontrée. En prétendant au prestigieux Archibald Prize, il se sait sans doute l’espoir d’une nation qui attend la consécration du portrait d’un français. Je verrai vite que j’ai tout faux. À peine assis, il me propose que l’on se tutoie et se raconte avec une facilité déconcertante. Yves Hernot ? Déjà le nom éveille ma curiosité, le prénom de mon père et un patronyme digne d’un horloger suisse. Magicien revenant du passé, Karl Lagerfeld, le couturier, qui rencontrerait Picasso, le peintre. « Je voudrais faire l’amour jusqu’à ce que j’en meure », raconte-t-il tout de go. Son père, franco-tunisien, propriétaire de vergers à La Soukra, près du golf de Tunis, est un scientifique, notamment directeur de recherches à l’Institut National de Recherche Agronomique. Il passe cinq ans en camp de prisonnier en Prusse Orientale à Kalingrad, en Russie. Sa mère, belge, travaille pour la Croix Rouge, aidant les prisonniers Français à survivre en leur envoyant des colis. C’est ainsi qu’ils se sont connus, par les colis et la correspondance. Marie-Louise Rooms, dite « Malou » a été décorée à l’âge de 22 ans pour son rôle dans la Résistance, d’où je serais tenté de dire qu’Yves tire son amour des médailles, une en particulier : l’Ordre du Mérite que la Consule Générale de Sydney Anne Boillon lui a remis le 1er janvier 2021. Ses parents sont éminents et sa vie un puzzle, un archipel, un jeu de pistes. Multiculturel, et pourtant il dit se sentir plus belge que français. Il naît en 1950 en Belgique, à Chaudfontaine, de parents qui ont le goût du beau : l’une est fan de bijoux berbères quand l’autre collectionne les pièces romaines. C’est en Tunisie, adolescent, qu’il a son épiphanie artistique : l’architecture romaine, les mosaïques romaines, les peintures romaines ; le jeune homme de bonne famille est amoureux de la Rome antique et des corps éphèbes. Il aime aussi, comme sa mère, l’art tunisien, ses textiles, ses bijoux, son travail sur bois. Les années 1967-1980 marqueront son époque anticonformiste. Yves est un rebelle anti-système, un activiste au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire, s’adonnant à la peinture abstraite expressionniste. Ses maîtres sont Soulages, Hartung, Bellmer, Tapies, Rothko et Otto Dix. En 1975, Yves migre à Sydney et passe également pas mal de temps dans son studio à São Paulo, basé dans l’Edificio COPAN, construit par un certain Oscar Niemeyer. Dans la vie d’Yves Hernot, rien n’est laissé au hasard. Sa boussole est l’esthétisme.

S’il devait se définir, il dirait bien « qu’il est un peu de tout, mais surtout un philanthrope ces dernières années ». Il se décrit aussi, par accident, comme « suicidaire la semaine dernière » mais dit « aller beaucoup mieux aujourd’hui ». Tant mieux. Référence est faite à son ami qui a partagé sa vie 48 ans durant et qui a quitté le monde il y a peu. Le sage homme de 74 ans conjugue philanthropie et discussions quotidiennes avec le groupe d’artistes qu’il guide et conseille. Une façon comme une autre de rester jeune ? Plutôt une nécessité : « Je veux redonner ce que l’on m’a donné ». On parierait gros, pourtant, sur tout ce qu’on ne lui a pas donné, et qu’il a dû aller chercher par lui-même, à force de courage et d’idées. En Tunisie, sa famille fut expulsée en juillet 1964, perdant tout au passage. Le jeune Yves arrive sans le sou à Paris. Qu’importe, son talent lui permettra de rentrer à l’école des Beaux-Arts de Paris, « la meilleure école du monde », et d’en sortir diplômé en 1974 avec les honneurs, lui qui est lauréat de l’académie des Beaux-Arts cette année-là. Pas retors pour un sou, Yves Hernot semble être le même alors et aujourd’hui. Il est calme, réfléchi, cultivé, pointu dans tout. Espiègle par moment, et exigent toujours. J’arrive même à lui arracher quelques brefs sourires, ci et là, offerts au détour d’un de ses bons mots. N’ayant que peu d’appétences pour les affaires publiques, il se sent « le cœur à gauche et le portefeuille à droite ». Est-ce encore dû à son besoin de redonner, to give back, comme on dit en anglais ? Tentant de retracer la route qui l’a mené jusqu’à cet appartement aujourd’hui, il se souvient de Sydney il y a 50 ans : un village, dans lequel il était « plus sensible qu’aujourd’hui ». D’autres pourraient vite se sentir étrangers à ce récit du passé, mais au contraire, ça m’intéresse. La vérité c’est qu’il donne à voir autant qu’il laisse à voir.
Landivisiau. Le village originel. Dans le Finistère, terre de vent et de pierre. C’est son lieu, là où il reçoit les honneurs en tant qu’enfant du pays, la médaille d’honneur de Landivisiau, en 2020. Là aussi où rode le souvenir de sa mère, sur cette terre de contrastes, une nature qui conserve les traces de ses illustres ancêtres, dont on comprend qu’il tire une fierté. « Je ne suis pas Français, je suis Breton ». Avide d’histoire et de savoir, Hernot aime à faire l’inventaire des objets qui remplissent jusqu’à la lie sa tour d’ivoire. Autant de souvenirs accumulés pour mieux exister. Et ne jamais basculer dans le néant. C’est lorsqu’il me raconte ne rien regretter de la France, ne manquer de rien qui viendrait de là-bas qu’on le sent le plus touchant, se dépouillant des habits de l’homme fort et sûr de lui, l’espace de quelques instants. Il ajoute même : « Peut-être que cet article pourrait intéresser des journaux français ». Tout est dit. Dans sa vie l’artistique est le maître mot : on regarde les tableaux un par un, tous de styles différents, mais oui, on les regarde, un par un, inlassablement, avec la même candeur. Résultat, quantité de tableaux classiques, de chaises signées venant du Petit Trianon sur lesquelles on ne peut pas s’assoir par peur de les user, d’objets divers et des médailles, aussi. Lui, par franchement versé dans le romantisme, préfère de loin envisager les œuvres de sa collection comme « des investissements, un peu comme on achète un appartement ». Il admet même : « Je ne les achète pas pour leur beauté, mais parce que leur valeur va monter ». Vénal alors ? On comprend qu’il s’agit plutôt d’un cadre sur lequel se reposer les jours de tempête. Et il y en a pas mal eu à Sydney, ces derniers temps, et dans le Finistère, littéralement « la fin de la terre ». CQFD.

Des pieds à la tête, il paraît solide et arrimé au sol de son grand appartement. Les cheveux gris tombant sur son front, droits. Ses lunettes noires qu’il retire un instant pour dévoiler un regard plus tendre et timide que celui qu’il veut bien laisser entrevoir. Un pull en laine grosse maille. Hormis ses jolis mocassins marrons, italiens à n’en pas douter, il n’est pas apprêté, ne semble pas avoir jugé bon de s’habiller autrement que s’il était seul. Nul besoin de l’interroger sur la place de l’argent dans sa vie. Il en a et nous le fait savoir. D’une pirouette, il égrène le prix (élevé) des œuvres entreposées partout dans son salon. Il a du goût et le nez pour toujours miser sur les bons poulains : Goubalathaldin, William Young, les Bali Nine. Il y a même un Streeton, ce grand peintre australien. N’oubliant pas de préciser que, n’ayant pas d’enfants, il va devoir léguer sa collection à des musées. Néanmoins, pour ces legs, il va devoir sélectionner les musées en fonction de leurs collections, de leurs affinités – et des siennes. Un travail de longue haleine auquel il consacre ses journées. Non pas parce qu’il juge son départ comme imminent, plutôt parce que l’homme est organisé. Yves Hernot a de l’humour, et on sent parfois qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour rire à gorge déployée avec lui. À peine la rencontre commencée, il dit sa beauté d’antan et les problèmes qu’il avait en Tunisie, en raison du « trop grand nombre de prétendants ». Il raconte en souriant, l’annulation de son mariage arrangé avec la fille de la famille Beylicale, descendant de la famille régnant sur la Tunisie. Signe – s’il en fallait – du chaos créatif virevoltant autour du bonhomme.
Après les cinq décennies passées en Australie, voilà que Yves Hernot parle de son voyage de trois mois en Europe, à partir de septembre. La Belgique, parce qu’il « doit y aller ». Dublin, où il a pas mal de cousins. Le bonhomme a clairement la bougeotte, lui qui vient à peine de revenir de six semaines à Bangkok.
Au fil de la discussion je me rends compte avec joie que j’ai probablement devant moi le dernier Comte de Hyde Park, avec cette volonté et ce feu dans la poitrine que rien n’éteindra. Au-delà du jamais deux sans trois, comment expliquer, sinon, cette troisième tentative de gagner le prestigieux Archibald Prize ? S’il a le hâle du bien portant ou de celui qui a passé des heures au soleil en observant le monde gigoter autour de lui, toute sa vie pourrait trouver son résumé dans cette pièce croulant sous les vestiges du passé. Les photos de ses parents, les cendres de son ami. Son appartement, si loin et si proche, peuplé d’êtres qui ne sont plus, a soudain l’air d’une île déserte où échoue un vieil enfant, naufragé par le chagrin, à la recherche des trésors que le temps, ses murs et ses étagères y ont enfoui.
Olivier Vojetta
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