Dans le cadre de sa visite en Australie, le Courrier Australien a rencontré l’amiral Coldefy, ancien major général des forces armées françaises. Depuis 2018, il est également président de la Société des membres de la Légion d’honneur (SMLH), association visant à fédérer, en France et à l’étranger, les décorés désireux de faire rayonner les valeurs de l’Ordre, de solidarité et d’entraide.
LCA : C’est la première fois que vous vous déplacez jusqu’en Australie. Quelles sont les raisons de votre visite aujourd’hui ?
A.C. : Personnellement, c’est ma première fois en Australie, mais la Légion d’honneur vient depuis longtemps. Les décorés de la Légion d’honneur se regroupent dans une association « loi 1901 », aujourd’hui composée de plus de 40 000 membres. Pour avoir la Légion d’honneur, il faut posséder des mérites « éminents », là où l’Ordre national du Mérite, créé plus tard, demande des mérites « distingués ». Au sein de la SMLH, on est organisés en « section », répartis un peu partout dans le monde. On en a 130 en France (métropole et territoires ultramarins) et environ 65 dans les pays étrangers. Il y a des étrangers décorés de la Légion d’honneur dans tous les pays du monde et certains pays ont créé une section, dont l’Australie.
Pour la France, la Société représente un beau réseau d’influence partout dans le monde. On profite de cette visite pour rencontrer les autorités locales, comme la gouverneure, mais aussi un lycée français. La SMLH représente le prestige de l’Ordre, mais aussi les valeurs de la République, l’aide aux anciens – nous possédons près de 400 conventions avec des établissements hospitaliers pour personnes âgées dépendantes – et notre grand projet associatif, depuis 2018, repose sur la jeunesse, le lien entre les jeunes et les anciens, la cohésion sociale pour aider les jeunes. Donc on fait beaucoup d’instruction civique dans les écoles, notamment en partenariat avec l’Ordre nationale du Mérite qui réalise le prix du civisme tous les ans pour la jeunesse. Sinon, à l’étranger, chaque bénévole de section réalise des actions en fonction de sa personnalité, son passé professionnel ou son environnement industriel, politique ou économique. La Légion d’honneur exige de chaque décorant de s’ouvrir aux autres, c’est ça l’ADN de cette récompense. La SMLH est également apolitique, je n’ai donc aucun « donneur d’ordre » ni agenda politique à respecter. Ces déplacements représentent le simple besoin de rendre visite aux sections, mais ce sont aussi des opportunités de dialogue avec les autorités, notamment en Nouvelle-Calédonie.
LCA : Quelle a été votre carrière militaire avant de devenir président de la SMLH ?
A.C. : J’ai obtenu un diplôme d’ingénieur. Mon père est médecin, mon grand-père était ingénieur en chemins de fer, je ne baignais donc pas du tout dans le milieu militaire auparavant. Mais j’étais bon en science et je voulais faire un métier qui me fasse découvrir le monde. J’ai eu sous mon commandement des porte-avions, des frégates de défense aérienne, etc. J’ai fait beaucoup d’opérations, mais j’ai également été professeur de voile à l’école navale, tout en jouant au rugby (rire) ! J’ai également été sous-chef opérations logistique et navale à l’état-major de la Marine. J’ai aussi travaillé au cabinet de la défense. C’est un métier tellement diversifié. Concernant le commandement, on n’y arrive pas facilement. Il faut 25 ans de métier. Au Kosovo, en 1999, je commandais les forces franco-britanniques, j’avais donc les frégates britanniques sous mes ordres. Notre but était notamment de bombarder pour ramener Milosevic (homme politique serbe et yougoslave, ndlr.) au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
LCA : Vous avez publié un livre expliquant les enjeux stratégiques et militaires mondiaux actuels. Quelle est votre vision et votre analyse sur cette période troublée et ce qui nous attend ?
A.C. : Il est impossible de prédire l’avenir. Mais il faut d’abord se rendre compte que le monde de 1945 qu’on a connu, de l’Etat de droit, des institutions internationales, était un monde universel. Ce monde est aujourd’hui rejeté partout, sauf en Europe occidental et jusqu’à présent aux États-Unis. Deuxièmement, la mondialisation a échoué. On a cru longtemps qu’avec le libre-échange, tout le monde allait s’enrichir et les pays les plus pauvres allaient par eux-mêmes adopter la démocratie. Ce modèle a échoué car les riches sont devenus plus riches et les pauvres plus pauvres. Troisièmement, la technologie avance à toute vitesse. Avant, le rapport de force à l’époque était dans la capacité industrielle à construire des avions, des bateaux, des chars. Maintenant, le rapport de force est derrière un ordinateur. Et aujourd’hui, ce rapport de force est en faveur de l’Asie du sud-est. La Chine forme chaque année autant d’ingénieurs qu’il y en a en France. Dans ce panorama, la guerre a changé, les théâtres habituels restent, mais la mer revient en force, le « cyber » également, l’espace et l’intelligence artificielle. Cela a donc permis l’émergence de dictateurs, complètement désinhibés. Et alors que l’équilibre de la Guerre froide maintenait à peu près les blocs, cela a explosé, avec un retour en force de la Russie en 1999.
Ensuite, ce qui est intéressant d’analyser, ce sont les actions des différents acteurs. La Russie a toujours voulu casser l’OTAN, l’Union européenne, et casser la France, car nous sommes indépendants des États-Unis grâce au nucléaire et au Général de Gaulle. A contrario, le Royaume-Uni est aujourd’hui en faiblesse stratégique et veut revoir sa revue stratégique. Depuis le Brexit, ils ne savent pas très bien où ils sont. Concernant l’Allemagne, elle avait confié sa sécurité aux États-Unis, son énergie à la Russie et son économie aux Chinois. Aujourd’hui, elle en paye la facture. Pour les États-Unis, c’est difficile, Trump ne connaît que le dollar. Leur seul adversaire est la Chine. La politique américaine consiste donc à séparer la Russie de la Chine. Mais on ne peut pas prédire l’avenir avec les Américains et ça interpelle clairement les partenaires européens concernant les équipements américains. Trump a dit tout haut ce que tout le monde savait. Quand on vous vend un équipement, on possède une influence sur vous. Concernant l’Europe, au vu du contexte actuel, c’est « to be or not to be ».
LCA : Et concernant l’Australie ?
A.C. : Les Australiens n’auront jamais de sous-marins nucléaires américains. Mais la sécurité commence au large, l’Australie ne peut pas vivre en autarcie, elle vit d’échange, avec la Chine notamment, et de commerce, mais si sa ligne de défense s’arrête aux ports, elle est morte. Les Anglais l’ont bien compris. La devise actuelle de la Royal Navy britannique est, comme en 1648, de défendre le commerce de sa majesté, considéré comme le « life blood » (sang vitale, ndrl.) du pays. Les Australiens le savent, ils ne peuvent pas vivre tout seul. Ils doivent donc se soucier de ce qu’il se passe en dehors de leur territoire. Les Chinois n’ont pas de zone économique, étant trop près des Philippines et du Japon et n’ont pas de profondeur stratégique, tandis les Américains tournent dans la région. D’où la construction d’îlots par la Chine en mer de Chine méridionale, qui permettent la création d’eaux territoriales de manière artificielle. La Chine étant également un partenaire économique, il est nécessaire pour l’Australie d’étudier sa balance des échanges commerciaux avec les différents pays. Si ce qu’ils produisent possède également un marché en Chine, les Australiens ne peuvent pas être positionnés exclusivement du côté américain. Mais ce que les pays comme la Grande Bretagne ne veulent pas voir, c’est que quand ils font une alliance avec les États-Unis, les Américains ne leur donnent rien.
Et concernant un retour des sous-marins français à la place du contrat Aukus, je ne sais vraiment pas. Je prends souvent l’exemple du Brésil. La France s’interdisait de vendre des sous-marins à propulsion nucléaire aux Brésiliens pour des raisons stratégiques. À la place, on leur a dit, comme l’Australie, qu’on a allait les aider à faire des sous-marins classiques et modernes, dès 2008. Les Brésiliens ont déjà une énergie nucléaire, ils possèdent déjà des centrales nucléaires, on leur a donc dit : « vous construisez votre centrale nucléaire pour les sous-marins, et on vous dira comment on l’intègre à bord ». Entre 2020 et 2025, le Brésil a acheté quatre sous-marins classiques à la France, similaires à ceux destinés à l’Australie, et en 2035, le premier sous-marin nucléaire d’attaque brésilien sera terminé. On l’a dit aux Australiens, qui ne voulaient pas de sous-marins à propulsion nucléaire. Étant « anti-nucléaire », il n’ont pas d’énergie nucléaire, pas d’officiers, pas d’ingénieurs, pas d’infrastructures. C’est donc une demande imposée par les Américains. D’ailleurs, le directeur du programme australien est un amiral américain.
LCA : Êtes-vous inquiets pour la suite ?
A.C. : Oui, mais ce n’est pas la période la plus tendue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu des moments de grandes tensions entre les deux blocs mais qui ont été résolus assez rapidement. Mais aujourd’hui, comme il y a des « métastases » partout, c’est beaucoup plus dangereux car on ne sait pas d’où ça peut partir et comment ça peut progresser. Les risques sont beaucoup plus nombreux, y compris en Europe, pas très loin de nos frontières. On remarque aussi qu’il y a de plus en plus de pays qui commencent à réclamer la protection française, étant donné qu’on ne possède pas de bombes américaines, on est donc pas conditionnés aux directives de Washington.
LCA : Pensez-vous que nous allons utiliser l’arme nucléaire un jour ?
A.C. : J’espère que non, mais il faut menacer. Un dernier chiffre que j’aime donner : un sous-marin nucléaire lanceur d’engins français – ils sont en permanence un, deux, trois ou quatre en mer depuis 53 ans – c’est 1 200 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima, mais c’est aussi pareil en face.
– Propos recueillis par François Vantomme et retranscrit par Paul Gauduchon –
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