Petit, alors que le silence et l’obscurité de la nuit régnaient, que sa famille dormait à poings fermés, Tom Cerdan, lui, se baladait endormi dans la maison. Ces treks impromptus en terre connue, en plus des récits de coutumes et croyances de tribus africaines racontées par son père à ses retours de voyage sur les plateformes pétrolières, ont alimenté chez lui une fascination pour le « monde de l’invisible ». Une fascination qu’il a explorée à travers une myriade de voyages, d’expériences professionnelles et personnelles avant de se consacrer pleinement au street art. Depuis qu’il s’est installé à Melbourne en 2018, Tom enchaîne les muraux pour des entreprises et des associations. Nous l’avons rencontré avant qu’il ne s’envole à nouveau pour la France. Embarcation immédiate aux confins du réel et de l’imaginaire.
L’improvisation comme style de vie
Pas besoin de formalités ou de formules de politesse abracadabrantes avec Tom, alias Tetal. D’ailleurs, les fioritures telles que « veuillez croire en mes respectueux sentiments » et assimilés, il les a en horreur. Lui, ce qui l’intéresse, c’est l’authenticité, la connexion honnête à soi, aux autres et au monde. Il le revendique et l’incarne, du haut de ses 1 mètre 85 portés par un look décontracté : « j’aime que les choses soient chill ». Tom embrasse volontiers le dialecte de sa génération pour parler de sujets légers comme intimes, ou politiques. A l’ombre du soleil brûlant du début d’été à Melbourne, sur une pelouse fraîchement tondue, nos conversations divaguent rapidement de son travail de muraliste à l’acceptation de la mort. Contraste drastique certes, mais toujours abordé avec passion. Il faut dire que Tom, dans ses conversations comme dans la vie, aime divaguer et mélanger les univers. Il tâtonne, teste, improvise. « J’ai toujours improvisé et j’aime ça » confirme-t-il avec un sourire franchement amusé, plein d’autodérision.
Pour lui, considérer le street art comme une activité professionnelle n’a pas toujours été une évidence. Avant d’en arriver à cette conclusion, il a dû dépasser certaines croyances limitantes, comme celle que ce n’était pas un métier sérieux. « Mon père a un bon coup de crayon, mais il fait partie de cette génération qui voyait le dessin comme une activité de loisir pur, dissociait travail et plaisir ». Alors, dans le souci de plaire à ses parents peut-être, ou de répondre aux exigences sociales, Tom a fait un bac comptabilité – ce qui, quand on le rencontre, semble être une alliance complètement antonymique. Sans grande surprise, cette nouvelle lubie un peu forcée ne lui a pas plu et il s’est alors tourné vers la restauration.
En parallèle, il s’adonne déjà au street art avec des copains pendant son temps libre. Dans un souci de conjuguer une once de stabilité avec sa créativité, Tom décide de rentrer aux Beaux-Arts de Marseille. Mais l’aspect formel et les règles le frustrent ; il abandonne. Le cinéma lui apparaît comme une perspective attrayante et il se lance en tant qu’assistant décorateur dans des courts et des longs métrages sans cesser de donner vie aux murs de sa ville. A la même période, ce qu’il considérait comme son hobby depuis des années commence à le faire connaître. Il participe à des réunions de street artists et graffitistes tels que Meeting of Styles aux quatre coins de l’Europe et commence à être rémunéré pour ses peintures au style, à l’époque, majoritairement futuriste. Son loisir d’antan se transforme alors naturellement en travail ; il se rend compte qu’il peut en vivre et quitte le cinéma. Ses besoins de connexion et de liberté sont enfin fusionnés.
Voyage initiatique
Et comme souvent, il ne se prive ni de l’un, ni de l’autre. En 2018, il prend un billet d’avion à destination du Népal pour faire un trek en Himalaya puis s’installe en Australie où plusieurs de ses amis habitent déjà. Il s’épanouit, reçoit de plus en plus de demandes de collaboration ; le cercle vertueux est enclenché. « L’un de mes projets les plus marquants a été une collaboration avec l’association Indigenous Outreach Projects qui vise à connecter les communautés aborigènes et les artistes à travers la danse, le chant ou encore le street art. En 2018, ils m’ont invité avec un autre artiste pour peindre les murs du marché de la communauté aborigène de Blackstone, en Australie-Occidentale. On a partagé pleins de moments avec les locaux, dansé autour du feu, appris et compris davantage leurs traditions. C’était une expérience très forte, il y avait là-bas une atmosphère que j’ai rarement ressentie ailleurs, difficile à expliquer avec les mots », me confie-t-il, alors que la chair de poule se dessine sur ses bras. Et ce n’est que le début. Quelques mois plus tard, Tom voyage en Indonésie puis au nord du Vietnam, toujours à sa façon : en improvisant. Les jours comme les visites s’enchaînent. Il rencontre des street artists du monde entier et passe une grande partie de ses « vacances » à créer des œuvres avec la famille internationale des artistes de rue.
Jusqu’au jour où, alors de passage dans le nord du Vietnam, le Marseillais tombe sur un Gabonais, qu’il ne connait ni d’Ève ni d’Adam et qui accepte de l’héberger. Sans le savoir, il s’apprête à entamer un tout nouveau chapitre de sa vie. Son hôte s’avère être un chaman, spécialisé dans les cérémonies à partir de l’Iboga, un petit arbuste dont les racines sont hallucinogènes, qui permet de faire un voyage initiatique en monde invisible. « C’est un peu comme l’Ayahuasca, explique Tom, dont la mémoire sensorielle fait à nouveau hérisser les poils de ses bras. Ça se présente sous forme d’écorce de bois, que tu dois ingérer. La première étape du trip consiste à se regarder dans un miroir pendant plusieurs minutes. Tu finis par y voir ton propre squelette remplacer ta chair et tu comprends que tu dois accepter ta mort. A partir de là, tu as accès à des tas d’évènements passés de ta vie, à des êtres invisibles… Tu te re-connectes avec un tout ». Depuis cette expérience, Tom, déjà passionné par l’invisible, se sent plus que jamais lui-même. Connecté à quelque chose de plus grand que lui.
Et cela se ressent dans ses œuvres, au travers desquelles il se plaît de plus en plus à représenter l’énergie sous toutes ses formes, parfois avec humour, toujours avec une bonne couche de métaphores. Tom rend l’invisible tangible. Il donne vie à – l’a priori – indescriptible. L’une de ses peintures, par exemple, imagine la conception de l’égo en image. On y voit des dizaines de petites maisons et de temples accumulés sur une base qui semble instable, prête à s’effondrer à la moindre secousse, comme une tour de Lego un peu trop haute. Au sommet de cet ensemble culmine fièrement le plus imposant des temples. L’atmosphère globale est douce et mystérieuse, englobée de brouillard et des teintes chaudes des premières heures du jour. De petites lumières aux couleurs électrisantes, véritable signature de Tetal, contrastent avec l’état d’apesanteur ressenti à la contemplation de son œuvre. D’autres peintures, dont certaines sont même fluorescentes, concrétisent l’éveil spirituel, les mondes parallèles, l’empathie ou encore l’aspect non-linéaire du temps, toujours dans une atmosphère à la fois mystique et moderne.
Des propositions à tout va
Ce style bien à lui se distingue de celui qu’il adopte lorsqu’il reçoit des commandes. Et à son retour sur les terres australiennes, quelques mois après le Vietnam, Tom n’en manque pas. Il est d’abord commissionné par des entreprises, comme YTG Bespoke, un garage de voitures de luxe, pour lequel il réalise une série d’énormes portraits de légendes de la F1 en noir et blanc. Quelques mois plus tard, c’est la Fitzroy Street Business Association, soutenue par le conseil municipal de Port Phillip, qui réquisitionne ses services. Cette fois-ci, il redonne vie à une artiste mythique de St Kilda, Mirka Mora, disparue en 2018. Son portrait en noir et blanc est entouré de nuances de peinture hautes en couleur au coin de Fitzroy Street et de Jackson Street. On le convie aussi à présenter ses œuvres dans une boutique de la même rue avec d’autres artistes prometteurs…bref, il est sur tous les fronts.
Un succès dont il est certes reconnaissant, bien qu’il regrette le déclin du street art politique. « Ce que j’aime dans le street art, c’est la liberté de ton qu’on a en tant qu’artiste. C’est un art démocratique, tu peux interagir avec tout le monde sur des sujets que tu considères importants. Malheureusement, j’ai le sentiment que cet esprit politique se perd de plus en plus au profit d’une forme de commercialisation des œuvres, qui sont commissionnées par des entreprises ne recherchant que l’esthétique ».
Pour éviter de tomber dans cet écueil, Tom compte bien continuer à créer indépendamment, « en freestyle ». Et ne pas se cantonner au street art. « En mars prochain, je vais enseigner la peinture dans un collège de Nîmes, en France, dans le cadre d’une résidence d’artiste. Je réfléchis aussi à la création d’un jeu vidéo sur le chamanisme. Et puis, entre temps, je vais voyager, bien sûr ! ». Si l’Australie est pour l’instant dans son rétroviseur, la piste d’un retour n’est pas à balayer d’un revers de main. L’improvisation nous le dira.
Elise Mesnard
© Photo de couverture : Serge Thomann
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