Loin d’être une simple exacerbation du moi, l’autobiographie des femmes aborigènes est davantage une interrogation de l’Histoire collective. Fanny Duthil, auteure de Histoire de femmes aborigènes (PUF, 2006) et enseignant-chercheur à l’Université du Havre-Normandie a accepté de nous parler de ce genre littéraire dans toutes ses subtilités.

Nous contactons Fanny Duthil par téléphone. Spécialiste du sujet, elle a soutenu sa thèse sur l’autobiographie aborigène en 2004. Lauréate du Prix Le Monde de la recherche universitaire en 2006, sa thèse est publiée par les Presses Universitaires de France sous le titre Histoire de Femmes aborigènes. Pour mener à bien ses recherches, l’auteure a répertorié 20 autobiographies de femmes aborigènes, qu’elle a contactées par email pour ensuite les rencontrer en personne lors de 3 voyages successifs en Australie. Le fil conducteur du livre, comme de l’autobiographie aborigène se résume en trois mots : la politique d’assimilation. « Ces écrits sont nés au tout début du 20ème siècle, dans les années 40/50. Les femmes y expliquent comment elles ont fait face à la politique d’assimilation. Il y a cependant deux générations d’écrivains avec des différences notables dans leur expérience de vie. De plus, si certaines des auteures ont une vie de femmes urbaines, d’autres sont restées à un mode de vie relativement plus traditionnel, rendant les ouvrages bien distincts » souligne Fanny. Quelle est donc cette politique ? Mise en place officiellement dans les années 30, l’idée était « d’inclure les Aborigènes par l’exclusion », de leur enlever leur culture pour leur inculquer le mode de vie européen.
Cette politique s’est notamment traduite par les « générations volées » : des enfants aborigènes ont été enlevés à leurs proches pour être placés en pensionnat ou dans une famille Blanche où ils ont été forcés d’adopter les pratiques européennes. Ils ont ainsi appris l’anglais, adopté une religion fondée sur le Christianisme, ont dû s’habiller comme les occidentaux… pour devenir plus tard domestiques ou éleveurs par exemple. Beaucoup n’ont jamais revu leur famille et leur identité désormais floutée en a mené plus d’un au désespoir.
L’autobiographie aborigène, un genre littéraire essentiellement féminin
L’arrivée des Européens en Australie a profondément modifié les rapports hommes/femmes aborigènes. Avant la colonisation, les genres étaient relativement égaux, tout en conservant des rôles bien distincts : alors que les femmes cueillaient et chassaient le petit gibier, les hommes s’occupaient des animaux plus imposants. Les femmes avaient leur existence à part entière : elles disposaient de leurs propres règles, rites et cérémonies. Lorsque les colons sont arrivés, ce fonctionnement a été remplacé par celui de la société patriarcale. La femme est progressivement devenue inférieure à l’homme, incarnant l’épouse et la mère attentionnée. Mais ce statut a rapidement évolué, quand les hommes, en totale perte de repères suite à la politique d’assimilation, se sont perdus dans l’alcool, la délinquance et les jeux, délaissant leur foyer – la femme est alors devenue le pivot de la famille. Plus à même d’écrire que leur conjoint, elles sont donc beaucoup plus nombreuses à être auteures d’autobiographies.
L’oralité dans l’autobiographie aborigène
La plupart des femmes aborigènes auteures d’autobiographies souhaitent concrétiser leur ouvrage à un âge avancé, lorsqu’elles ont du recul sur leur vie. Seulement, beaucoup d’entre elles ne maîtrisent que peu l’écriture, la lecture ou l’anglais. Elles doivent alors faire appel à un « écrivain fantôme » Blanc, généralement un ami, qui enregistre leur récit par cassette, l’écrit, et le relit oralement à l’auteure pour revoir l’usage de certains mots avec elle. De cette façon, cette dernière conserve un contrôle total sur son récit, et en sauvegarde l’authenticité. Parfois, « l’écrivain fantôme » est même un membre de la famille : Jackie Huggins, militante et universitaire aborigène très respectée a recueilli le récit de vie de sa mère Rita, pour réaliser un ouvrage commun Auntie Rita (2005). Cette manière de recueillir l’histoire, en plus du fait que les Aborigènes n’aient pas eu de langage écrit pendant très longtemps, apporte un style très oral au récit. La structure des phrases n’est pas forcément très élaborée, on y ajoute parfois des apostrophes ou des abréviations des mots au lieu de les écrire dans leur intégralité ou parfois même des termes aborigènes, qui seront traduits ou non. « Généralement, les auteures parlent des générations volées, du travail des domestiques, de la vie dans les missions, de la vie de couple, des drames, de leur façon de s’en sortir mais aussi du racisme. Elles n’adoptent pas un style accusateur mais plutôt philosophique » ajoute Fanny Duthil.
Une temporalité thématique fondée sur le « Temps du Rêve »
Avant l’arrivée des colons, l’existence des Aborigènes était régie par le « Temps du Rêve », correspondant pour eux à la création du monde. Un monde extrêmement symbolique et poétique qui aurait été créé suite au passage d’Etres surnaturels. Auparavant grise et sans relief, la Terre aurait vu surgir ces grands ancêtres, prenant la forme d’animaux, de plantes et même d’éléments naturels tels que la pluie. Leurs guerres, leurs amours, leurs aventures auraient créé le relief, les lois, les couleurs et les êtres vivants. Fatigués de tant d’actions, ils seraient retournés se reposer sous la surface de la Terre mais pourraient toujours communiquer avec les Aborigènes lors de cérémonies, de danses ou de peintures.
Cette notion continue donc de nourrir la perception du monde pour les « Premiers Hommes », expliquant leur proximité à la nature et l’importance de territoires, souvent sacrés pour eux. Le temps n’est de ce fait pas linéaire non plus, ne comprenant ni passé, présent ou futur.
Une telle différence de perception entraîne évidemment des différences dans l’autobiographie aborigène : non pas constamment chronologique, – avec un début, un milieu et une fin – comme celle que l’on retrouve en Occident, elle est parfois thématique. Alors que l’autobiographie dite occidentale ne nécessite pas de connaissance d’un contexte particulier, celle-ci requiert de connaître un minimum la culture aborigène pour la comprendre parfaitement.
Raconter l’autre Histoire : quelle réception en Australie ?
Contrairement à l’autobiographie « classique », l’autobiographie aborigène n’est pas un simple récit de soi. Si l’un des buts de l’écriture est de laisser une trace de son existence pour la communauté, l’objectif principal est surtout d’écrire un pan de l’Histoire qui n’a pas été racontée, d’un point de vue aborigène ; de raconter leur version des faits.
Le lectorat visé est donc plutôt non aborigène ; « les aborigènes ne lisent en général que les autobiographies des membres de leur communauté ». Ce premier public n’a pas toujours été réceptif à ces récits aborigènes ; ils n’avaient en réalité que peu d’impact en Australie avant 1997. Une année qui marque en effet la publication du « Bring Them Home », et de la mise en lumière des traumatismes vécus par les « Premiers Hommes ». Ils gagnent peu à peu en légitimité, et une lecture différente est apportée à ces autobiographies, qui suscitent soudain l’intérêt. Sans surprise, l’autobiographie est le genre littéraire le plus populaire chez les aborigènes, la poésie le suivant de près, étant plus proche de leur perception du monde. Lorsque l’on demande à Fanny quelles sont selon elle les faiblesses et forces de l’autobiographie, elle souligne que les « auteures devraient se décristalliser de ce style pour créer une autre forme de littérature » mais que l’autobiographie aborigène « montre qu’il y a d’autres formes de perception du moi et que la réalité telle qu’on la perçoit dans les récits de vie aborigènes, n’est pas forcément la même que celle que l’on connaît ».
Indispensable genre littéraire, l’autobiographie de ces femmes est finalement un témoignage historique, et un formidable moyen de découvrir une perception du monde totalement différente – mais non moins fascinante – de la nôtre.
Elise Mesnard
Pour en savoir plus : Fanny Duthil, Histoire de femmes aborigènes, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, 419p.
Photo de couverture : © Jackie Huggins, sur NTNews
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